Richard H. Kirk & Cabaret Voltaire : Entretien inédit

Propos recueillis par Jean-Yves Leloup (2003)


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Entretien avec Richard H. Kirk, 47 ans, britannique et fondateur du mythique groupe Cabaret Voltaire. Depuis vingt-cinq ans, l’homme travaille dans l’ombre de son Western Works Studio de Sheffield, un lieu qu’il continue à tenir secret.
Auteur d’une trentaine d’albums solo sous des pseudonymes aussi divers que Sandoz, Electronic Eye, Citrus, Nitrogen, Knowledge through Science, Blacworld, Al Jabr, Dark Magus ou Sweet Exorcist, il revient sur la carrière du groupe, sa relation avec la ville de Sheffield et sa perception de la nouvelle vague électronique.

Depuis les début de Cabaret Voltaire, vous avez passé toute votre vie à Sheffield. Y a-t-il quelque chose de spécial qui explique votre attachement, et celui de nombreux autres artistes électroniques, à cette ville ?
Je ne sais pas. Simplement, je suis né à Sheffield, j’y ai ma famille et mes amis. Et puis c’est un bon endroit pour travailler, il n’y a pas autant de distractions que dans une grande ville comme Londres, et puis c’est beaucoup moins cher. J’ai eu beaucoup de chance, durant ces 25 dernières années, j’ai eu l’occasion de voyager dans de très nombreux endroits, et j’aurais pu donc quitter la ville depuis longtemps. Mais j’y reste, c’est un bon endroit à partir duquel on peut s’établir et travailler.

On a souvent parlé de la relation entre la ville, son environnement post-industriel, et la musique électronique. On a même beaucoup fantasmé à son propos…
Oui, et je dois avouer, que c’est un peu moi qui est à l’origine de ce phénomène, avec mon groupe Cabaret Voltaire. Le mouvement a été par la suite poursuivi durant toutes les années 80 puis dans les années 90 avec le label Warp, et encore aujourd’hui avec des groupes comme les Fat Truckers, I-Monster, The All Seing I… C’est très bien que des artistes aient pu poursuivre cette tradition.

Vidéo : « Crackdown » de Cabaret Voltaire (1982)

Mais quels étaient les autres groupes de l’époque, à Sheffield, lorsque vous avez débuté ?
Tout d’abord Shack, qui mélangeait le funk et l’électronique, et que nous avions accueilli dans notre studio et même édité sur notre label Double Vision. Il y avait aussi Clock DVA, Human League, qui avaient démarré dès les années 70, quelques temps après Cabaret Voltaire. Mais ils étaient quelque peu différents, ils ont démarré avec de l’électronique pure et dure mais pour produire par la suite de la pop. Phil Oakey vit d’ailleurs toujours à Sheffield. Il fait partie de ceux qui n’ont jamais pu partir.

Vous avez sorti un nombre incalculable d’albums solo depuis plus de quinze ans. Qu’est-ce qui explique cette hyper activité ?
Je ne peux pas m’en empêcher, cette productivité fait partie de moi. Avant d’enregistrer chaque album, je passe beaucoup de temps à réfléchir et à « chasser » les sons et les idées. Pendant deux semaines, je me penche sur le sujet et puis brusquement, je me mets au travail et je peux produire un ou deux morceaux par jour. Donc un album ne me prend que quelques semaines. Mais j’essaie de quelque peu ralentir le tempo, désormais. Je me fais vieux.

Cela veut-il dire que chaque album essaye de refléter un concept unique et précis ?
Oui, mon travail essaye de refléter l’état du monde, politique et social, et mon état d’esprit, à un moment donné. C’est la bande-son d’une époque, de son ambiance, de son atmosphère, vue sous un angle très personnel.

C’est donc le cas de votre album, « BCD/Bush Doctrine project »…
Ce disque est déjà vieux pour moi, et j’ai déjà évolué. J’ai démarré l’enregistrement de cet album en juin 2001. Et puis, bien évidemment, le 11 septembre l’a plus encore influencé. J’ai mis tout de même un an à terminer ce disque, même si les morceaux originaux ont été rapidement composés. J’ai pris beaucoup de temps à la post-production, à monter et à travailler les sons sur l’ordinateur, à travailler sur les couches sonores, à travailler sur des sons et des voix radiophoniques. Je voulais que ce disque reflète cette peur, cette inquiétude, cette paranoïa qui plane aujourd’hui sur les libertés publiques, aux Etats-Unis et en Angleterre, et qui ont suivi ce terrible événement.

Vous passez donc beaucoup du temps à enregistrer des sons…
Oui j’ai plus d’une vingtaine d’heures d’enregistrements de sons et de commentaires sur la 2e guerre du Golfe, j’ai beaucoup d’infos sur le 11 septembre, j’ai aussi un récepteur petites ondes, qui permet, le soir, de capter beaucoup de choses et de recueillir pas mal d’informations d’origines très diverses, que vous n’avez pas l’habitude d’entendre sur les médias classiques. Vous pouvez capter des émissions venues de petits pays, du Congo ou d’ailleurs… C’est toujours un matériau intéressant, et je procède ainsi depuis les origines de Cabaret Voltaire.

Lorsque vous dîtes que vous vous faîtes vieux, vous voulez dire que vous ralentissez parce que, physiquement, vous ne tenez plus le coup, ou plus simplement parce que vous cherchez à développer de façon plus approfondie, chacun de vos disques ?
Non, parce que parfois, j’ai l’impression de perdre mon temps et mon énergie, surtout lorsque je sors mes disques sur mon propre label, ou sur d’autres petits labels. Ces sept dernières années, j’ai sorti beaucoup de disques sur de petites structures et j’ai parfois l’impression que mes albums ne touchent pas plus de quelques milliers de personnes. Les disques ne sont pas toujours faciles à trouver et j’ai parfois du mal à rencontrer mon public. C’est pour cela que je suis content lorsqu’une radio comme Libertaire à Paris me consacre une émission de trois heures qui retrace une grande partie de ma carrière. Beaucoup de gens ignorent la majeure partie de mes activités musicales. Le public ne connaît souvent que certains de mes disques, sortis sur certains labels, comme mes deux albums sur Warp par exemple. Tout cela à cause de problèmes classiques de distribution, mais aussi parce que j’ai deux labels, Alphaphone et Intone, dont je ne fais pas la promotion. C’est le bouche-à-oreille qui me permet de vendre des disques.

Vous avez produit ces nombreux disques sous une multitude de pseudonymes, à l’image de pas mal d’autres producteurs électroniques. Pourquoi cela ? Vous aimez l’idée de l’anonymat ?
Oui bien sûr, je ne cherche ni la publicité, ni à mettre ma personnalité en avant. Je ne me suis jamais considéré comme un leader. C’était d’ailleurs le mot d’ordre des situationnistes, « pas de leaders ! ». La presse ne publie pas non plus de photos, je ne veux pas être reconnu. J’ai besoin d’espace et d’intimité. C’est donc assez difficile de tenir cette position, tout en essayant de promouvoir sa musique et de gagner sa vie. C’est une lutte continuelle. Mais je n’ai jamais été intéressé par le fait d’être une star ou une vedette de la musique. Je déteste particulièrement cette culture actuelle, cette obsession de la célébrité. Cette célébration du people est toujours une manière de détourner l’esprit des gens sur ce qui se passe ailleurs dans le monde. C’est une distraction. Et puis aujourd’hui, en Angleterre, beaucoup ne voient plus dans la musique qu’un moyen d’accéder à la célébrité, seul l’accès aux médias leur importe. Je trouve ça dommage que la musique passe au second plan, et qu’elle ne soit plus considéré pour sa seule et simple qualité. C’est dommage que la musique soit désormais prise dans ce réseau commercial où elle ne peut exister que grâce à la publicité ou aux bandes-son de films hollywoodiens. La musique n’est plus qu’ici qu’une simple marchandise.

Voyagez-vous, sortez-vous parfois des ténèbres de votre studio ? Je vous pose cette question car votre musique donne parfois l’impression d’avoir été composée par un ermite, qui n’est relié au monde que par ses moyens modernes de communication…
Certes, mais il faut savoir que j’ai fait de nombreux voyages durant les années 90, dans pas mal de pays du tiers-monde, et qui ont marqué tous mes albums de l’époque. Si vous voulez parler de globalisation, de pauvreté, il faut voir et ressentir cela de près. Je suis allé à Haïti, l’un des pays les plus pauvres du monde, j’y ai découvert et enregistré des sons tout à fait étonnants, lors de cérémonies vaudou. Je suis allé en Afrique de l’Ouest, en Inde, au Sri Lanka, en Jamaïque, j’ai presque suivi la route de l’esclavage, et celle de la musique, de l’Afrique à l’Amérique du Nord en passant par les Caraïbes. J’y ai aussi filmé pas mal de choses. Mais vous avez raison, tout cela est par la suite agencé dans la faible lueur d’un studio. Et mes disques parlent aussi beaucoup de la télévision, de l’actualité vue à travers le prisme des médias, de CNN, de la propagande, de cette endoctrinement perpétuel auquel nous sommes confrontés.

Depuis la lointaine époque de Cabaret Voltaire, vous continuez donc à traiter des mêmes thèmes, le contrôle étatique, la surveillance, la résistance aux médias…
On me le fait souvent remarquer. Je ne fais que développer ce que j’ai débuté il y a 25 ans déjà. Je n’enregistre plus sous le nom de Cabaret Voltaire, mais si les gens qui se sont intéressés au groupe recherchent quelque chose de similaire, ils devraient plus s’intéresser à mon travail en solo. C’est la même chose, même si la musique est différente. Ces idées n’ont pas changé.

Par ailleurs, du côté des techniques que vous utilisez, vous êtes restés très fidèles à l’usage de la boucle… C’est un outil dont vous ne vous êtes jamais lassé…
Bien sûr. C’est quelque chose de facile à faire, et c’est l’origine même de la répétition. La musique est basée sur le rythme, et c’est donc très naturel. La musique qui m’intéresse depuis près de 30 ans est basée sur cette idée de la répétition. Les musiques indiennes ou africaines produisent cette effet de transe particulièrement hypnotique, que je recherche.

Le dub semble aussi vous obséder…
C’est même la base et la « vibe » originelle du projet Sandoz, qui tente la fusion entre les racines de l’Afrique et la technologie occidentale. C’est un peu « kraftwerk meets Africa », si vous préférez. Et je vois maintenant que les musiciens africains procèdent à la même fusion, et utilisent le sampler ou les machines de la même manière, notamment avec le mouvement que l’on nomme « Mali electro », dont j’ai entendu parler récemment sur Radio 3.

Comment avez-vous réagi à l’heure de l’émergence du mouvement rave et techno ?
A cette époque, la musique était devenue assez ennuyeuse, et cette mouvance m’a beaucoup inspirée. Et c’était intéressant de voir que certains groupes avaient aussi été influencés par Cabaret Voltaire. Il y avait donc là un phénomène d’échange, d’influence réciproque assez intéressant, notamment chez certains musiciens de Chicago et de Detroit. Je crois que l’on était nombreux à attendre quelque chose d’aussi important. Ce fût le plus grand mouvement culturel de la jeunesse depuis le punk de la fin des années 70.
Je n’ai pas trop joué ou mixé dans les raves, je me suis concentré sur le travail en studio, notamment avec le projet Sweet Exorcist, qui devait tout à cette culture. Il y a eu à Sheffield une scène club très intéressante qui a permis à cette culture d’émerger, notamment une boîte nommée « Jive Turkey ». DJ Parrot, l’autre moitié de Sweet Exorcist, jouait dans ce club, et je le connaissais depuis la moitié des années 80 où il avait mixé sur certaines des tournées de Cabaret Voltaire. Notre musique était à l’époque très influencé par les scène de Chicago ou Detroit.

Vous avez même travaillé aux côtés du Marshall Jefferson pour l’un des derniers albums de Cabaret Voltaire…
Oui, nous avons passé un mois avec lui à Chicago à l’époque, pour travailler sur trois morceaux. Et nous avons rencontré pas mal d’artistes de cette scène qui sont passés nous voir lorsque nous étions en studio. Chicago me rappelait d’ailleurs Sheffield. New York est par exemple plus proche de Paris ou Londres, où l’atmosphère semble plus agressive. A Chicago, tout était plus amical. Certes, je n’ai pas été très content de l’album, qui est sorti sur une major. C’est l’un des rares disques de Cabaret Voltaire à avoir ce côté un peu dépassé. Et puis il était trop commercial à mon goût.

Pourtant, le lien semble plus évident entre Sheffield et Detroit. Tout d’abord pour la musique, plus sombre, et puis pour l’aspect de ces deux villes, typiquement post-industrielles et rongées par la crise…
Bien sûr, les villes se ressemblent, l’industrie y est morte, ici comme là-bas, mais je n’ai hélas jamais eu l’occasion de visiter Detroit. Mais il est évident qu’il existe un lien naturel entre ces deux villes.

Par la suite, comment avez-vous vécu, à Sheffied, la naissance et le développement d’un label tel que Warp ?
J’ai en quelque sorte indirectement aidé le label à prendre son envol, puisque Sweet Exorcist fût un de leurs premiers disques. Les deux fondateurs du label passaient souvent dans mon studio pour écouter certains morceaux, car je possédais de très bons haut-parleurs. Les gens de Warp connaissaient bien Cabaret Voltaire, et beaucoup d’artistes de leur labels, notamment ceux révélés par les compilations « Artificial Intelligence », étaient influencés par mon groupe, qui se retrouve crédité quelque part sur les notes de pochettes. Les premières années d’activités du label furent assez excitantes, mais cela m’a moins intéressé par la suite. J’ai produit pour eux deux albums, « Virtual State » et « The Number of Magic », qui continuent à se vendre, mais je n’ai plus travaillé pour eux depuis 1995. C’est bien qu’ils aient lancé un nouveau label plus orienté dancefloor, car je trouve qu’ils avaient fini par perdre cette dynamique.

Vous avez le temps d’écouter d’autres artistes ?
Oui, j’y passe beaucoup de temps. J’ai besoin de me tenir au courant, d’être influencé par de nouveaux sons. J’écoute beaucoup de reggae et de dub, du reggae dancehall très digital, mais aussi pas mal de vieux trucs, j’entends même parfois des disques dancefloor qui me plaisent. Vous savez, c’est très varié, cela peut être de la musique classique, pas mal de jazz aussi, dont notamment de nombreuses rééditions de lives de Miles Davis.

Et quel sont vos projets futurs ?
Une nouvelle musique, plus électro-punk, plus vocale, constituée de morceaux courts et bruts, plus volontiers énergique et dancefloor. Je ne veux pas me répéter, la partie politique et sociale de mon travail est désormais quasiment achevée. Ces sujets m’intéressent toujours, mais je ne veux pas être simplement vu comme un artiste politique. Je veux maintenant faire danser !

Discographie sélective :

Productions solos :
BCD/Biochemical Dread « Bush Doctrine », Cocosolidciti
Sandoz « Digital Lifeforms », Touch
Sweet Exorcist : « CCEP », Warp
Sandoz in dub « Chant to Jah », Souljazz

Electronic Eye :
« Closed Circuit », Beyond
« The idea of justice », Beyond
« Neurometrik », Alphaphone

Richard H. Kirk :
« Virtual State », Warp
« The Number of Magic », Warp
« Loopstatic », Touch
« Darkness at noon », Touch
« The war against Terror (Twat) », Intone
Cabaret Voltaire (fondé en 1978)
Rééditions:
« Methodology : The attic tapes, 1974-78 », Mute
« Yashar », EP (remixes de All Seing I, Kirk et Alter Ego), Mute
« Nag, nag, nag (remixes de Tiga & Zyntherius, Kirk et Akufen), Mute
« The Original Sound of Sheffield ‘78/’82. Best of », Mute
« The Original Sound of Sheffield’83/87 », Mute

Albums originaux :
« Mix Up », Rough Trade
« Voice of America », Rough Trade
« Red Mecca », Rough Trade
« The Crackdown », Some Bizarre
« Code », Some Bizarre
« Groovy, laidback & Nasty », Some Bizarre
« International Language », Plastex
« The Conversation »R&S, 94

6 Réponses to “Richard H. Kirk & Cabaret Voltaire : Entretien inédit”


  1. 1 guillaume 2 septembre, 2008 à 11:40

    bonjour, de quand date cet entretien, j’ai la quasi totalité des enregistrements de richard h kirk, et je désespère de ne rien écouter de nouveau depuis près d’un an

    gt

  2. 2 psychic tv 21 août, 2009 à 8:28

    je crois que la presse anglaise nomma ses productions venant de sheffield comme LFO ou sweet exorcist le bleep and bass

  3. 3 Jean-Yves Leloup 22 août, 2009 à 4:02

    Cette entretien date de 2003. Quant à ce style de musique, on a parlé parfois de « Bleep-House » et non de « Bleep & Bass », même si ce nom pourrait aussi convenir très bien.

  4. 4 psychic tv 2 septembre, 2009 à 1:49

    en faite mes infos vient du wikipedia anglophone

    sinon je trouve que le tire testone de sweet exorcist de richard h.clark correspond assez bien à ce style

    d’ailleurs en effet sur la pochette du célèbre album de LFO Frequencies de 1991 il est fait mention de la house de chicago comme ingluence alors qu’on considère apparement cet album comme un classique techno

    • 5 Jean-Yves Leloup 2 septembre, 2009 à 5:14

      « Test Tone » de Richard H. Kirk fait effectivement partie de l’école Bleep House, à laquelle était rattachée le label Warp à ses tout débuts.
      L’album de LFO était aussi affilié à cette école. Mais au fond, cela reste un album très personnel, très différent du reste de la techno ou de la house de l’époque, même si le son rappelle parfois l’acid house.

  5. 6 circri 12 février, 2010 à 2:59

    Génial, impressionnant, touchant, extraordinaire, Cabaret Voltaire je vais m’en souvenir et chercher des morceaux, trop fort.


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