« Ô Superman » : pulsation vitale

Auteur Jean-Yves Leloup

Version longue d’un article publié dans le hors-série du magazine Tsugi ‘100 singles » (été 2014) 

À propos de « O Superman (For Massenet) » (1981, One Ten Records/Warner Bros) de Laurie Anderson.

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« O Superman », l’un des tubes parmi les plus singuliers des années 80, pourrait se résumer à son squelette rythmique réalisé à partir d’une simple syllabe, un « ha » en forme de soupir et de respiration atone. Une pulsation vocale, comme dénuée de toute émotion, qui sert de socle rythmique à cette chanson synthétique et minimaliste, mi-parlée mi-chantée, dont le caractère poétique, hypnotique et rêveur n’a cessé de hanter des générations d’auditeurs. Cette respiration haletante, menée sur un tempo à 150 BPM, se mêle en effet à merveille à la voix langoureuse de l’artiste passée au filtre sensuellement robotique d’un vocodeur, portée par des notes tenues de synthétiseur, quelques boucles de flûte, d’orgue Farfisa, de saxophone, sans oublier quelques lointains chants d’oiseau.

 

Sortie en 45 tours en 1981 sur One Ten, un minuscule label new-yorkais dédié aux publications d’artistes venues des avant-gardes et des arts visuels, ce long poème sonore de 8mn25 va connaître un succès inattendu dans les singles charts britanniques grâce au soutien enthousiaste de l’animateur John Peel, qui le programme régulièrement dans son émission sur la Radio One de la BBC. Ses paroles cryptées, son absence de refrain, son originalité rythmique, son caractère étranger à tout format radio vont paradoxalement faire de « O Superman » un hit emblématique mais déviant de ces jeunes années 1980, aux côtés des « Tainted Love » de Soft Cell et autres « Don’t You Want Me ? » de Human League, sortis la même année. Le single devient même un tube radiophonique au-delà des frontières de l’Angleterre, comme en Hollande ou en France par exemple, dont l’époque est marquée par la libéralisation de la FM et la naissance de nombreuses stations avides de radicalité et de modernité.

Àgée de 34 ans en 1981, Laurie Anderson a toutefois peu de choses à voir avec la nouvelle génération postpunk qui prend le pouvoir sur le marché de la pop. Depuis la fin des années 60, elle est déjà très active dans le domaine de l’art, en tant que performeuse, artiste et même critique (elle participe au magazine Artforum). Figure emblématique de l’avant-garde new-yorkaise des années 70 et 80, son travail se situe à la croisée du multimédia (elle pratique la vidéo et l’informatique, invente instruments et effets sonores), du théâtre et de la poésie (elle collabore avec William Burroughs, l’un de ses maîtres, ainsi que John Giorno). « O Superman », qui n’a jamais été pensé comme un single, fait à ce titre partie d’une plus grand œuvre, son spectacle United States, dans lequel elle évoque, à travers des récits parlés mêlant un aspect à la fois politique et biographique, les thèmes qui lui tiennent à cœur : communication, technologie et langage.

 

« O Superman » évoque d’ailleurs ces thématiques sous une forme relativement cryptée, offrant de multiples interprétations. Le titre et l’ouverture (O Superman. O judge. O Mom and Dad) font d’abord référence aux premiers vers (« Ô Souverain, ô juge, ô père ») de l’opéra Le Cid (1885), du compositeur français, Jules Massenet. Par la suite, le poème au vocodeur aborde la faillite des technologies militaires en évoquant de façon quelque peu abstraite (« Here come the planes. They’re American planes »), un célèbre fait divers de l’année 1980 : le crash d’appareils américains en territoire iranien, partis sauver des otages retenus à Téhéran par des militants islamiques. Les lyrics en forme de collage citent par ailleurs un texte du grec Hérodote à propos des services postaux perses (phrase qui orne le bureau de poste historique de New York) ainsi que des fragments du Tao Tö King (la « bible » des taoïstes chinois). Mais c’est surtout une étrange conversation qui vient structurer l’ensemble de la chanson et lui apporter toute sa puissance poétique et même spirituelle. À travers le filtre d’un répondeur téléphonique, la narratrice converse en effet avec une voix prétendant être sa mère, qui se révèle plutôt par la suite comme une force supérieure, quasi divine, dont on peine à saisir la véritable nature : déesse-mère, force morbide, libératoire, protectrice ou coercitive. La nature abstraite et universelle de ces paroles, associées à la voix chaleureuse et au tempo hypnotique du morceau, expliquent certainement son succès et la fascination qu’il exerce. Pour beaucoup, il prendra d’ailleurs une toute autre signification, entre deuil et prophétie, lorsque Laurie Anderson le reprendra pour la première fois sur scène à New York, quelques jours après le 11 septembre 2001.

C’est d’ailleurs le propre des grandes chansons de susciter ainsi les interprétations, mais aussi les reprises ou les remixes. Depuis la fin des années 80, « O Superman » n’a cessé de hanter les ondes. Son rythme à base de soupir a ainsi été utilisé pour la publicité (campagne de prévention contre le Sida, sécurité routière, smartphone) et surtout samplé par le hip hop (Brassmunk, Cut Chemist), la dance-music (Impulsion, Army Of Lovers) ou le rock (The Big Pink, Clinic). Les covers de ce tube eighties sont aussi nombreuses, mais hélas souvent affligeantes, que l’on évoque Natural Self, en version électro et downtempo, le Jagga Bite Sound System, Jogger ou l’EDM héroïque de Slyguess. Et quant aux remixes pirates, tout aussi indigestes, ils pullulent sur le net, en version dance, trance ou hardcore. Parmi ces versions, il faut tout de même sauver quelques belles réussites. En 1997, David Bowie reprend la chanson sur scène, en duo avec Gail Ann Dorsey, sur fond de percussions jungle, lors de la tournée Earthling. En 2002, sur Brother Morphine, un magnifique album publié en édition limitée sur CD-R, André Herman Düne en livre une très belle version acoustique et décharnée. Un an plus tard, des figures underground de la scène électronica comme Com.A ou Team Doyobi remixent ce classique de la synth-pop (chez Staalplaat) et, plus près de nous, Matt John, Audiofly, Booka Shade et M.A.N.D.Y font de même sous la forme d’un maxi résolument dancefloor publié chez Get Physical en 2008.

Ce qui est fascinant, c’est que, au-delà de ses tonalités synthétiques qui séduisent les artistes de la scène électro, le morceau parvienne encore aujourd’hui à charrier la même émotion, ou la même puissance vitale. Parfois utilisé lors d’accouchements sans douleur, « O Superman » a récemment touché un nouveau public à travers le succès de la bande originale de La guerre est déclarée de Valérie Donzelli, un film émouvant relatant la lutte de jeunes parents face à la maladie de leur enfant. Comme si ce soupir atone, cette respiration haletante et primaire, n’avait au fond jamais cessé de pulser depuis son origine.

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