Une courte histoire du « sleeve design » (2) : Interview Ian Anderson/The Designer’s Republic

Le fondateur de l’agence de graphistes, The Designer’s Republic (TDR), auteurs entre autre de toute l’esthétique d’origine du label Warp, répondait à nos questions en 2003.
Auteur : Jean-Yves Leloup

Entretien inédit

Image : TDR

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Vous vous dîtes plus communicateurs que designers. Expliquez…
Je crois que ce qui nous différencie des autres, c’est une certaine approche de notre travail, une attitude quelque peu différente vis-à-vis du graphisme. Je crois que l’on peut faire une analogie entre le graphisme et le théâtre. De nombreux graphistes se prennent pour des comédiens, ils essayent de suivre, de respecter, de traduire, d’interpréter le texte et les intentions de l’auteur. Pour notre part, nous essayons à la fois d’incarner la figure de l’auteur et celle du comédien, de l’interprète. Pour nous, tout tourne autour de l’idée, et de la façon de la communiquer. C’est certes présent dans la plupart du travail des autres graphistes, mais d’une manière passive. La plupart des graphistes reçoivent de leur client un « brief » auquel ils essayent de trouver une solution afin de satisfaire le client. Nous sommes plus encore intéressés par le fait de savoir comment le public, ou comment le récepteur réagira à notre travail. Nous sommes certes au service de notre client, mais nous sommes plus préoccupés par la réaction du public, nous essayons de créer un dialogue avec lui, de le questionner, de le faire réagir, sans cette espèce de cynisme que l’on rencontre souvent dans le monde la publicité. Même si nous travaillons à la commande, pour différents clients, nous avons aussi notre propre public avec lequel nous essayons de prolonger le dialogue au fil du temps. Certes, au final, on ne perçoit souvent rien d’autre que du design graphique, mais certains autres y verront autre chose.

Mais cela provoque-t-il parfois des désaccords avec vos clients, vos clients pouvant à la fois être de grandes compagnies ou de simples musiciens…
Il y a souvent des conflits, mais ces conflits peuvent faire naître de nouvelles et bonnes idées. Le conflit peut être une étape positive. Je n’irais pas jusqu’à dire que l’on connaît mieux le public auquel s’adressent ces entreprises ou ces différentes personnes, mais nous y attachons souvent plus d’importance. Nous y pensons plus, alors qu’eux pensent surtout à leur marque, à leur recherche en terme de marketing. Nous restons plus attentifs au public. Nous connaissons la réaction du public, comment l’image peut les affecter, et cela rentre en ligne de compte dans le face-à-face avec le client. Nous accordons souvent plus d’importance qu’eux à la communication avec le public. Ceux qui savent nous écouter en tirent beaucoup de bénéfices.

Avez-vous plus de liberté quand vous travaillez avec les musiciens ?
C’est toujours une question de personnalité. Mais, ces dernières années, du côté des labels, on a délaissé la pure créativité pour plus de rigueur, plus de communication basique et sans fioritures. C’est une industrie inquiète, une industrie de loisirs, qui est devenu plus conservatrice. Dans le cas de Warp par exemple, ils sont désormais obligés de se poser les mêmes questions que certains gros labels, quant à la visibilité de leurs produits dans les rayons par exemple. Lorsque nous avons commencé à travailler avec eux, il en allait tout autrement. Aujourd’hui, ils sont plus établis, ils doivent être reconnus comme créatifs mais à l’intérieur d’un cadre précis. Mais que vous travailliez avec Warp ou EMI, ce sont toujours les mêmes questions qui se posent. Certains groupes comme Radiohead par exemple peuvent se permettre certaines excentricités dans leur communication. Mais je ne suis pas sûr qu’ils soient si audacieux que ça. Le résultat, c’est que l’industrie musicale est moins aventureuse. Ce qui est aussi un nouveau défi pour nous.

On peut être étonnés par le nombre de conférences que vous faîtes à travers le monde…
Notre travail principal est le graphisme. Les conférences font partie de cette idée du dialogue. Je n’accepte que celle où je suis sûr de pouvoir obtenir un certain feedback de la part du public. Il faut que je puisse y apprendre quelque chose, découvrir un nouvel endroit.
Nous avons aussi le People’s bureau for consuming information qui désigne la partie merchandising, et le Pho-Ku Sound system, qui permet de varier nos rapports avec le public. La boutique aussi, permet certes de vendre des T-shirts, qui permet de financer des projets parallèles. C’est une communication plus directe avec les gens.

Vous considérez votre travail comme politique ?
Le graphisme c’est certes pour nous un moyen de communiquer, de livrer une information, mais nous avons par ailleurs toujours été passionnés par l’idée de la désinformation. Nous aimons jouer sur certains slogans comme « work, buy, consume, die ». L’idée, c’est que la vérité n’est jamais unique. Et le meilleur moyen d’approcher la vérité est parfois de mentir effrontément. Je ne suis plus tout jeune, j’ai vécu la guerre froide, j’ai vécu avec toutes ces concepts de « politbureau », « ministre de l’information », avec les livres d’Orwell… Les théories de la conspiration font partie de notre univers, etc… Dans le cadre des activités du « People’s bureau », nous aimons jouer sur cette idée de la désinformation, c’est une sorte de jeu, nous avons bati toute une fiction autour de notre bureau, notre organisation, etc… Il y a aussi l’idée que le Foh-Ku sound system fait partie de la Foh-Ku corporation. Cela vient aussi du fait que nous avons commencé comme une petite entreprise de graphisme, basée à Sheffield, et non à Londres, et qui jouait avec toutes ces figures, cette rhétorique de l’entreprise très années 80. C’est de l’humour, mais c’est aussi une manière pour nous de faire passer pas mal d’idées, de révéler notre attitude vis-à-vis du business et du consumérisme.

Vous avez grandi dans une ville ouvrière, cette influence vient sans doute de cette atmosphère propice à la propagande de gauche…
En fait, je suis né à Londres, et je vis aujourd’hui à Sheffield. Mais je suis effectivement originaire d’une famille politiquement très active. Du côté de mon père et de mon grand-père, on était une famille très loyale vis-à-vis des travaillistes et des syndicats, pas spécialement marxiste. La mère de mon père avait à ce titre beaucoup souffert de la crise des années 20. C’est donc un passé ouvrier qui m’a beaucoup influencé, mais à l’école je faisais plutôt partie des enfants de la classe moyenne, dont beaucoup de famille votaient plutôt tories, car ils ne vivaient pas si mal à l’époque. C’est vers le début des années 90 et le retour de la crise que les gens du sud-ouest se sont à nouveau tourné vers les travaillistes. Plus jeune, je crois avoir incarné la figure du jeune gauchiste un peu naïf, à 15 ou 16 ans, je portais « Le Capital » dans ma poche, mais surtout j’écoutais beaucoup les Clash, j’étais allé au festival de Reading contre le racisme, etc… Désormais, je m’intéresse à la politique d’un point de vue plus conceptuel, je constate la faillite des idéologies, l’émergence de l’individualisme…

Vous seriez prêt à travailler pour les syndicats ou un parti politique ?
Ca serait sûrement intéressant. Il y a sûrement pas mal de gens pour qui je ne travaillerais jamais. Blair est finalement assez proche de l’opposition, la fameuse « quiet revolution » n’est jamais arrivée. Je travaillerais plus facilement pour les travaillistes que pour les conservateurs, mais j’ai aussi l’impression que ce serait comme si on me demandait de choisir de travailler pour Nike ou Adidas. D’un autre côté, les Tories sont si riches que je pourrais aussi jouer au Robin des Bois, pour redistribuer leur argent. J’ai parfois ce genre de pensée un peu naïve… D’un autre côté, je ne pourrais pas non plus travailler pour Blair, à cause de son attitude vis-à-vis de la guerre. Politiquement, je suis un peu coincé maintenant, je cherche vraiment quelqu’un pour qui je pourrais voter. Mais effectivement, nous pourrions aisément sortir du graphisme purement musical pour tenter d’autres expériences. Mais il faudrait que nous puissions, dans ce cas, rester fidèle à nous-même. Pourquoi pas avec les syndicats anglais, mais je les trouve aussi trop conservateurs. Le graphisme politique me semble plus intéressant en France, vu de l’autre côté du channel.

Le graphisme musical de la fin des années 70 et début 80 était justement influencé par le graphisme de propagande, par l’esthétique du réalisme socialiste… L’idée de propagande à profondément marqué le graphisme…
Je crois qu’à la base de tout ça, il y a le punk. Pour toute une génération, son émergence, ce fût l’année zéro. Ce fût une sorte d’expérience collective, que certains eurent aussi avec la « rave music ». J’avais quinze ou seize à l’heure du punk, c’est l’heure où tu cherches quelque chose de neuf. Et le punk débarque, et tu trouves ça génial. Tu es plongé dans cet esprit révolutionnaire. Neville Brody créé alors le graphisme de City Limits et The Face, et tout le monde utilise le constructivisme russe. Cela vient d’une sorte de politisation de la société et de la jeunesse. Certains graphistes se sont mis par exemple à travailler pour la ligue anti-nazi. Nous avons eu alors besoin d’un langage pour exprimer cet esprit révolutionnaire, que cette révolution ait eu lieu ou pas, là n’est pas la question. L’influence du bauhaus, le constructivisme russe aussi étaient très importante. Quand les TDR ont démarré, cette esthétique s’était vraiment transformé en un langage, avec ses codes et son figures, elle avait eu le temps de maturer. A nos débuts, par exemple pour les pochettes de Age Of Chance, nous avons utilisé ce langage pour traduire cet esprit proche du slogan, de la manif, de la guerrilla.

D’ailleurs, la révolution punk a été parfaitement résumée en une seule image-choc, celle de Jamie Read. On pourrait presque dire que, sans elle, peut-être le punk n’aurait pas connu un tel retentissement ?
C’est possible. C’est une image qui résume parfaitement son époque, tout comme la pochette de Sergent Pepper’s. Mais il y a d’autres images de cette même époque, sans doute moins connues, mais qui résument, qui expriment, elles aussi parfaitement la fin des années 70. C’est une image injurieuse, blasphématoire, mais qui comporte moins de puissance que certains travaux situationnistes, ou même certains travaux pop art, comme la Marilyn de Warhol, ou pourquoi pas les « spot paintings » de Damien Hirst.

Vous êtes aussi plus communicateurs qu’artistes ? Est-ce à dire que vous considérez le design graphique comme une forme de « low-art » ? Le statut d’artiste vous importe-t-il ?
C’est toujours la même question, à savoir si le design est une forme d’art ou pas. Naturellement, je dirais que nous sommes plutôt des artistes, mais je garderais quand même une certaine distance vis-à-vis de cette affirmation. On peut considérer les graphistes comme des artistes commerciaux. Mais si l’on considère des artistes comme Damien Hirst, qui m’intéresse beaucoup, et ses méthodes de travail, on peut se demander s’il n’est pas lui-même beaucoup plus commercial que nous. La plupart des graphistes se voient plus souvent comme des auteurs, des passeurs, des gens qui tentent d’explorer certains domaines d’une façon artistique, ce qui est pour eux une manière de se libérer des contraintes commerciales. Damien Hirst répond à la commande pour des « spots paintings » par exemple. Ce n’est pas un jugement de valeur mais juste une observation. Les limites entre l’art et le design disparaissent aisément si vous le voulez. Mais il est vrai aussi que beaucoup de gens essayent de maintenir de façon très claire ces divisions. Si nous présentons une exposition, il n’y a pas de problèmes si le public y perçoit une expo d’artistes ou une simple présentation d’art graphique.

Après l’expérience du jeu vidéo « Wipeout », avez-vous envie de continuer à travailler dans de domaine ?
Oui, nous avons vraiment envie de poursuivre cette aventure. Je ne dirais pas que « Wipeout » ait été un jeu formidable, mais si l’on considère l’époque et le contexte, à l’époque de la naissance de la Playstation, et à un tournant dans l’industrie du jeu, on peut dire que nous avons eu une très grande liberté de travailler pour définir son esthétique et sa logique. Ce fut par la suite assez difficile de travailler avec certaines compagnies qui n’avaient pas la même vision, ou la même ambition, ou la même confiance en nous, que Psygnosis à l’époque. Nous avons arrêté de travailler sur le jeu lorsque nous avons senti que le jeu n’évoluait plus vraiment, et puis l’équipe de base s’était séparée, et le nouveau directeur n’y connaissait pas grand chose. Le problème c’est que beaucoup de compagnies, qui avaient apprécié notre travail, n’ont pas fait appel à nous, pour ne pas apparaître à la traîne de Psygnosis. Et puis, ils n’auraient sans doute pas désirés que nous nous éloignions du style « Wipeou »t, et nous, ça ne nous intéressait pas. Nous aimerions faire autre chose, nous avons notamment travaillé pour Infogrames, mais ces choses prennent tellement de temps à être développées… Mais pour retravailler sur un jeu, il nous faudrait beaucoup de liberté, et non pas se contenter de rajouter une ou deux choses dans le coin d’une image, comme c’est parfois le cas.

Comment voyez-vous l’esthétique générale des jeux vidéos ?
Je n’ai pas l’impression qu’il y ait eu une évolution considérable depuis « Wipeout », justement. Lorsque la Playstation est arrivée sur le marché, nous avons eu carte blanche pour nous exprimer et nous avons déliberemment essayer de nous écarter de cette esthétique très « donjons & dragons », de ces amazones, de cette héroïc fanstasy très heavy metal. Nous avons voulu donner aux techno kids ce qu’ils attendaient. Les jeux ont évolué, mais d’un simple point de vue technologique, pas créatif. C’est pareil pour la musique, où l’on semble vivre une période de consolidation plutôt que d’évolution à outrance. L’époque de Wipeout était plus optimiste, un gigantesque marché s’ouvrait à Sony. Aujourd’hui les compagnies se posent plus la question du médium, avec notamment l’émergence du DVD, des standarts de compression numérique. Ils se posent plutôt la question de savoir ce que le public et le marché désirent.

Qu’est-ce que le Pho-Ku soundsystem ? C’est votre équipe aux platines d’un club ?
En gros, oui. C’est plutôt moi d’ailleurs. C’est une manière de jouer la musique que l’on aime, celle que l’on passe au bureau. Notre slogan est finalement assez proche de celui d’Apple, « think different », ou plutôt « DR differently » ou « listen differently ». On essaye juste de jouer des trucs très variés, de façon aléatoire, en faisait attention que chaque morceau ne s’imbrique pas dans l’autre. Les morceaux ne peuvent pas se mixer mais ils entretiennent entre eux un rapport précis ! Ca ne marche pas toujours, mais c’est histoire de voir quelles peuvent être les connexions entre différents morceaux. On joue souvent pour un public assez jeune, à peine vingt ans, et, ayant plus d’expérience et de maturité, j’essaye de relier les choses entre elles, de jouer un Cabaret Voltaire puis un Can, qui peut être lié aux Stooges ou au Velvet Underground. Ce n’est pas lien direct, mais il y des points de passage entre ces musiques, et c’est ce que j’essaye de montrer. Je peux jouer un titre d’Autechre, suivi d’un titre complètement différent, mais dont je sais que Rob l’adore, comme un vieux truc d’électro.

Vous travaillez avec d’autres labels ?
On a pas mal bossé avec Schematic, mais c’est plus distant. Quand ils étaient plus jeunes, cela a dû les impressionner de travailler avec les graphistes de Warp, mais je crois qu’ils travaillent maintenant avec des gens qui leur sont plus proches, avec qui ils ont plus de rapports. C’est très bien pour eux, d’ailleurs. Il y a bien sûr différents labels, comme React par exemple, mais c’est plus parce que nous avons de très bons rapports avec eux depuis très longtemps. On travaille aussi sur le label de Satoshie Tomie à NYC, le label de Swag, Primitive, Toko à Sheffield, 20 :20 Vision. Souvent par amitié, on ne passe pas notre temps à prospecter le client. Nous aimerions avoir une relation aussi proche que celle que nous avons eu avec Warp. Et puis je crois que les nouveaux labels ont besoin de nouveaux designers pour se faire remarquer, c’est bien de pouvoir faire des erreurs ensemble.

Vous travaillez aussi beaucoup avec Richard H. Kirk…
Je suis allé étudier à Sheffield à cause de son groupe, Cabaret Voltaire, mais aussi des groupes comme Clock DVA et Vice-Versa (qui est devenu par la suite ABC). J’ai toujours fait partie de groupes divers et variés, je suis toujours allé au concert, et je savais que je ne serais pas un étudiant très assidu. Sheffield semblait être la ville rêvée pour y vivre. J’y ai emménagé il y a 23 ans, tout ça pour un groupe de musique. Et c’est maintenant mon ami, même marié avec des enfants, nous nous voyons plus d’une fois par semaine. C’est donc naturel que je m’occupe de son graphisme.

1 Réponse to “Une courte histoire du « sleeve design » (2) : Interview Ian Anderson/The Designer’s Republic”



  1. 1 The Designers Republic – tDR – Index Grafik Rétrolien sur 25 juin, 2018 à 6:43

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